Dimanche 18 Novembre, Gran Canaria
Je viens m’asseoir à l’avant du bus pour demander au chauffeur quel arrêt est le meilleur pour accéder à la marina de Las Palmas. Il a la trentaine et l’œil malicieux, il me questionne sur la caisse et je lui explique que j’embarque sur un voilier avec ce vélo pour partir faire le tour de l’Amérique du Sud. Il rigole « Estas loco ». Le bus quitte la voie rapide et remonte un grand boulevard, l’ambiance dans la rue est détendue. J’ouvre mes oreilles, j’adore la musique de fond que fait une langue étrangère. Il suffit de relâcher un peu mon attention pour entendre les discussions sans vraiment chercher à les comprendre et apprécier le son. Le bus remonte sur la voie rapide qui longe le trait de côte.
La forêt des mats apparaît et se rapproche, le chauffeur me fait signe. Les bateaux défilent dans le port et derrière la jetée qui l’entoure pour ceux qui restent au mouillage. J’ai très clairement en tête l’allure de Jonathan, le voilier de Jacky, une allure de soucoupe volante avec ses hublots arrondis. Je la cherche des yeux et pense la saisir, la vue défile trop vite. Le bus s’arrête au bord de la voie rapide, je salue le chauffeur « buena suerte ! »,j’extirpe de la soute le grand carton et le baluchon formé par les sacoches. Je suis le seul à descendre ici et le bus démarre en vrombissant. J’ai le sourire jusqu’aux oreilles, l’air est doux, en contrebas les gens se promènent sur la plage et jouent au foot. Le port est tout de même à un bon 200m de là, j’ai l’air fin avec mon bardas sur le trottoir.
J’appelle Jacky depuis la promenade, on se cherche « tu vois le bateau rouge la bas, mais si après derrière, oui celui là , mais elle est ou ta promenade ? » ça y’est j’aperçois Jonathan au mouillage. « Avance vers le port, on arrive avec l’annexe ». Je défais le baluchon de sacoches, ça va carrément plus vite dans ce sens là, c’est sûr qu’elles ne risquaient pas de s’échapper. Elles n’ont pas l’air d’avoir souffert dans la soute de l’avion, cool ! J’empile les quatre sacoches en bandoulière sur mes épaules et je soulève la caisse avec mes mains libres pour avancer. OK, ça va pas être du gâteau il est quand même beaucoup mieux quand il roule ce vélo. En fait j’ai surtout la volonté d’avancer, dans les faits je dirais plutôt que je me traîne en titubant, ça doit être assez comique de l’extérieur. Cela ne dure pas bien longtemps, au bout d’une cinquantaine de mètre je reconnais Jacky qui marche à ma rencontre. Fred et Joël l’accompagnent. Premier échange de regards, j’aime ces moments ou les yeux découvrent un nouvelle personne. Cela dure une fraction de seconde puis de chaque coté le cerveau mouline tout aussi brièvement pour construire la première impression. Parfois étonnamment précise souvent qui vole en éclat avec la vraie rencontre. Pas de bol les gars, il va falloir amener ce carton à bord « Eh beh tu voyages léger toi ! » lance Fred. Ses yeux bleux-gris vifs et perçant et son accent suisse plantent d’emblée le décor. Jacky n’a pas changé d’un poil depuis notre rencontre au cap d’Agde son pied va nettement mieux. J’ai déjà parlé avec Joël au téléphone c’est étonnant comme sa voix suit avec sa personne. Ils m’aident à porter les sacoches et nous soulevons la caisse ensemble, ça va nettement mieux à quatre. Je fais la connaissance de Fred, il n’en est pas à son premier tour au large et a déjà beaucoup navigué comme marin sur un brise-glace.
Nous arrivons sur la jetée, consolidée par de gros blocs de pierre volcanique entassés en vrac, l’annexe flotte deux mètres en contrebas. Petit numéro d’équilibrisme sur les pierres pour descendre les sacoches et la caisse dans le canot pneumatique. La caisse le remplit presque complètement. Jacky démarre le moteur qui fait un bruit de tondeuse et part vers Jonathan puis revient ensuite nous chercher. Ça y’est nous sommes maintenant sur l’eau, ce sera notre principal élément pour le mois qui vient. L’annexe contourne la jetée et avance hors du port dans le clapot vers Jonathan qui se dandine tranquillement au milieu de quelques autres voiliers au mouillage. De nouveaux visages émergent du bateau pour réceptionner notre amarre : Pierre-Henri (dit PH), Corentin et Robin. Premiers regards.
La (future) fine équipe est maintenant au complet !
Lundi 19 novembre – De Las Palmas à Pasito Blanco
Santé ! Nous trinquons et c’est mon premier Kéfir à bord. Accessoirement c’est aussi mon premier Kefir tout court. Non je vous vois venir, il n’y a pas d’alcool dans le Kéfir (les ty punchs suffisent amplement) Un certain mystère plane encore sur le Kéfir mais je peux dire qu’il s’agit d’une boisson concoctée à partir d’une souche de ferments qu’on peut mélanger à quelque chose de sucré comme du jus de fruit et que c’est la spécialité de Jacky. Lorsqu’il est fait à l’abri de la lumière il pétille encore plus. Nous allons en boire très régulièrement pendant notre épopée, c’est le signe de ralliement de l’équipage.
Jacky se demande s’il vaut mieux que nous fassions cap directement sur la Martinique ou si nous passons via le Cap-Vert. Le débat est lancé dans l’équipage, pour moi c’est clair j’ai envie de découvrir le Cap-Vert, ce serait dommage de rater cette escale qui a l’air magnifique. Finalement nous prenons la décision d’aller au Cap Vert, ce qui permettra au passage de recharger les bouteilles de gaz de Jonathan à petit prix.
Après un petit achat de feux à LED pour l’avant du bateau nous faisons cap vers le sud de l’île à Pasito Blanco. Le bateau est très stable cela me change de ma précédente expérience à la voile au large du Portugal, c’est le gros avantage du Catamaran, il ne gîte pas et tangue peu. La Marina de Pasito Blanco est toute petite, nous y faisons le plein d’eau et de gasoil. Nous prenons une galère car le filtre à gasoil du moteur nous lâche. PH pompe dans la jupe pour l’extraire et je fais les aller retour avec des sauts du mélange eau de mer gasoil qu’il retire pour les vider dans la benne à carburants usagés. Jacky doit faire un saut dans une ville voisine pour récupérer des filtres neufs.
Le soir nous profitons du resto La Punta pour nous faire des grillades, pour moi du Thon délicieux et pour les gars des burgers et aussi notre dernière dose de frites avant un petit moment. Au cas où vous passez par là les portions sont minuscules et les frites toutes molles.
Mardi 20 Novembre – Jour #1
Le matin il est nécessaire de réparer le feu de navigation en tête de mat, celui-ci doit dater d’un bon moment et la connexion se fait mal. Robin monte au mat avec le harnais, nous l’assurons grâce au winch de pied de mat.
Vers 15h, on largue les amarres pour de bon, en avant vers le Cap-Vert ! Il n’y a pas de vent pour ce début de traversée mais Jacky souhaite ne pas perdre trop de temps pour commencer le travail en Martinique dans de bonnes conditions. Nous avançons au moteur pour quitter Pasito Blanco, le vent arrivera dans la journée de demain. Je retrouve les sensations de la navigation, le balancement et la lenteur du voilier. En mer, la glisse des coques donne toujours une impression de vitesse mais comparé à une voiture ou un avion notre voilier avance à un rythme d’escargot. Pour vous donner une idée, durant la traversée nous oscillerons entre 3 noeuds aux pires moments et 8 noeuds de moyenne, cela correspond à une fourchette de 5 à 13 km/h à la louche. Gran Canaria s’éloigne doucement à ce rythme jusqu’à disparaître à l’horizon dans la soirée.
Le soir nous nous répartissons les quarts de nuit autour d’un YAM, je découvre ce jeu de dés qui consiste à réaliser les mêmes figures qu’au poker pour amasser des points. Nous divisons la nuit en 3 périodes : le 1er quart de 22h à 1h du matin, le second de 1h à 4h puis le dernier de 4h à 7h du matin. C’est grand confort car nous sommes nombreux et nous pouvons faire les quarts par binôme et avoir chacun 6h de sommeil par nuit, c’est une autre histoire si l’équipage est plus réduit. Chacun a sa théorie sur le quart le plus agréable, le 1er pour avoir une nuit complète et à peu près normale derrière, le 3e pour faire la grasse mat derrière. Pour ma part je crois que tous me conviennent, la seule difficulté est de changer de quart d’une nuit sur l’autre, le corps est perdu par les ruptures de rythme.
Je vais commencer avec Fred par le 1er quart. La nuit sur Jonathan est un espace particulier. Durant la journée, nous discutons, nous réalisons les tâches nécessaires à la bonne marche du bateau, nous vaquons à nos occupations et nous déconnons souvent. Pendant la nuit, les discussions sont différentes, plus personnelles. C’est certainement le fait d’être à deux et peut-être aussi la nuit qui change l’ambiance. J’apprécie beaucoup ces instants d’échange entrecoupés de longs silences.
Mercredi 21 Novembre – Jour #2
Je me retourne dans la couchette, j’ai bien dormi, je suis réveillé par un spectacle aux couleurs magnifiques : le soleil se lève lentement sur une mer d’huile.
Nous sommes au large maintenant, rien d’autre à l’horizon que la mer !
Pour voyager j’ai embarqué un ukulélé, vous savez ce petit instrument strident sur lequel on peut chanter « Over the rainbow » avec un collier de fleurs et un air niais. A ma décharge, il s’agissait du ukulélé avec le son le plus rond et sympathique du magasin à Lyon, testé et approuvé par deux mélomanes russes de renom (Irina et Natalia). Eh bien figurez vous qu’il y a pire que le ukulélé, il y a le mélodica. C’est fort appréciable pour moi car je craignais d’avoir rapidement des problèmes de cohabitation avec notre équipage à cause de mon instrument. Jusqu’ici tout se passe pour le mieux, il suffit que Coco (ou moi-même) soufflons quelques notes dans le mélodica pour transformer le son du ukulélé en une exquise caresse auditive.
Branle bas de ris ! L’après-midi nous nous entraînons à prendre les ris sur Jonathan. Il s’agit d’œillets (ici c’est sur la grand voile) qui permettent de réduire la voilure en cas de montée en puissance soudaine du vent.
Jacky cuisine un poulet Coco ce qui m’amène à entonner l’un des grands tubes du bord « Pouleeeet, Cocooo, que j’aime ton poulet, coco »
Ce n’est pas le plat du capitaine par hasard, il se fait très bien et en masse à bord.
Voici la recette :
- Faire revenir les morceaux de poulet à feu vif dans un fond d’huile d’olive
- Ajouter et faire fondre les oignons hachés
- Ajouter du curcuma, un peu de gingembre et mouiller avec du lait de coco
- saler, poivrer, compléter avec un peu d’eau si nécessaire et laisser mijoter
Ce soir je prend le quart d’1h du matin avec Fred, j’écoute longuement la playlist d’Irina en regardant les étoiles, je découvre des facettes de toi jusqu’ici inconnues.
Jeudi 22 Novembre – Jour #3
Le vent se lève sérieusement. Nous allons bon train, la houle est plutôt de coté.
La journée s’écoule, nous prenons le rythme de la mer.
D’après Joël les personnes qui sont douées en langues ont aussi un don pour le chant, ceci m’emplit d’un grand espoir.
Nous prenons le dernier quart de 4h du mat avec Fred
Vendredi 23 Novembre – Jour #4
Je suis dans le dur, ma digestion difficile.
En fin d’après-midi nous faisons notre 1ère pèche, il s’agit d’une bonite, un petit poisson de la famille des thons
Comment tuer le poisson sans le faire souffrir ? Réponse : Avec un coup de couteau dans la tête. Owww quelle sauvagerie ! Je ne le sais pas encore parce que je l’apprendrai 2 mois plus tard mais c’est aussi possible de lui servir un shot de rhum dans les branchies. C’est rapide et radical. Notez que ça marche aussi avec le wisky, le gin, la vodka, le genièvre ou la tequila, peut importe le flacon, tant qu’il y a l’ivresse!
Nous le dégustons en carpaccio cuit dans un peu de citron et d’huile d’olive, c’est so fresh
Nouvelle partie de YAM et c’est le changement de quart, je suis maintenant avec Joël et nous commençons par le quart de 22h.
Nous avons une longue discussion sur les générations, l’individualité, le partage, l’écologie, la distribution, l’avenir bref tout un tas de sujets très sérieux. Nous sommes de deux époques différentes et nous voyons la vie d’un angle très différent, cela me plaît beaucoup de comparer nos points de vue.
La mer nous secoue, mes rêves sont mouvementés, très denses et colorés.
Samedi 24 Novembre – Jour #5
Le pilote automatique n’est plus utilisable faute du bon fonctionnement des batteries. Ce n’est pas une bonne nouvelle mais paradoxalement cela nous force à barrer à la main et j’adore cela. Jacky et moi chantons à la barre, pas de foule en délire mais pas de tempête non plus à l’horizon.
On surfe sur les vagues, la houle est belle nous avons le vent au ¾ arrière c’est le régime le plus favorable pour Jonathan.
Nous prenons un gros paquet d’eau dans une cabine, qui a laissé ce *** d’hublot ouvert ?!!
Je fais une méga purée le midi, une salade de riz le soir et une nouvelle bonite vient mordre en fin d’après midi à la désormais fameuse « heure de la bonite ». Cette fois-ci je la cuisine à la poêle revenue dans du beurre, je ne dirai qu’un seul mot : MIIIIAAM !
La nuit pendant le quart il y a un accro entre Joël et Jacky. Comme je le disais précédemment, nous devons à présent tout le temps barrer à la main faute de pilote automatique mais Joël n’y a pas passé suffisamment de temps pendant la journée et Jacky ne lui fait pas confiance pour barrer de nuit sans sa supervision. La tension monte puis s’apaise un peu entre eux, tenir la barre n’est pas une tâche extrêmement compliquée mais je comprends la démarche de Jacky, il faut d’abord choper le coup de main. Finalement Jacky se recouche et nous nous en sortons très bien à deux. Le mat dessine des courbes dans le ciel entre les nuages éclairés par la lune. Les étoiles filante commencent à nous tenir compagnie.
A la fin du quart je barre seul, la sensation de faire corps avec le bateau et la mer est enivrante. Les poissons volant commencent à sauter dans le bateau, nous pêchons malgré nous. Malheureusement, le poisson-volant il faut soit être un oiseau, soit avoir extrêmement faim pour en manger.
Se faire pifler = recevoir une claque par un poisson-volant (Copyright : Frederic Devaux) 2e quart
La mer devient croisée, les houles se mélangent.
Dimanche 25 Novembre – Jour #6
Je fais une méga grasse mat.
Mais quelle est cette bonne odeur ? Ah c’est celle des poissons-volant qui pourrissent au soleil sur le filet à l’avant.
Le matin nous bricolons avec Jacky sur le répartiteur de charge suspecté d’être la cause de nos maux de batterie, ce n’est pas un franc succès.
Je chante beaucoup et j’apprends les paroles de plusieurs chansons en les recopiant.
Tchic-tchic et Jacky « Moi aussi je peux le faire, et avec mes couilles ! »
Je passe encore de beaux moments à la barre et vient l’heure de la bonite nous en pêchons 2 coup sur coup que je cuisine de nouveau à la poêle, en améliorant un peu plus ma cuisson, un régal merci la mer !
Mais c’est un peu faible pour combler l’appétit d’ogre de l’équipage et je fais une carbo à l’italienne (petite pensée pour Enrico et Andréa) Lardon et œufs, that’s all !
La nuit est tour à tour très agitée puis calme, les vagues déferlent contre la coque, mes rêves sont à nouveau très mouvementés.
Nous prenons le 3e quart au clair de lune, nouvelles étoiles filantes et douces pensées. Jacky vient avec nous à nouveau.
Lundi 26 Novembre – Jour #7
J’aime le calme de Robin.
11h du matin, le ciel est bleu, la mer brille sous le soleil, des bancs de poissons volant sautent à travers les vagues à notre passage. Jacky fait sa séquence vidéo quotidienne et se fait rincer par une vague à l’avant. La pêche miraculeuse n’est pas de la partie aujourd’hui, on perd les rapalas les uns après les autres « on a un ratio poisson rapala négatif les gars » Coco. Fred chante les seins.
En fin d’après-midi nous apercevons peu à peu l’île de San Antao à l’horizon, c’est la terre !!! Après 6 jours de mer quel effet ! Vers 16h le comité d’accueil nous rejoind en grande pompes : une dizaine de dauphins et deux globicéphales viennent jouer avec l’étrave de Jonathan, nous nous accordons le pilote et nous perchons tous à l’avant pour les admirer. Je retourne barrer devant ce spectacle majestueux : le soleil descend lentement sur les montagnes de l’île et les dauphins sautent devant le bateau. Ils resteront une bonne heure avec nous, merci !
La nuit tombée, nous faisons cap sur Mindelo sur l’île voisine de Sao Vincente, un énorme rocher signalé par un phare marque l’entrée de la baie, je barre longtemps dans la nuit noire avec cette lueur comme repère. Le cap n’est pas facile à tenir, le vent est instable à l’approche de la passe et la mer croisée ballote toujours Jonathan. Le phare passé nous virons vers la baie et le port, pas le temps de rêvasser, il va falloir allumer le moteur pour approcher le mouillage, la valse des sauts reprend pour le refroidissement. Nous prenons une bonne suée puis nous calmons le régime, le bord de mer est dans la nuit, on devine les maisons sur les collines. C’est étonnamment calme, nous voyons quelques phares de voiture glisser le long du rivage, c’est étrange elles ont l’air de jouet, irréelles. Nous slalomons entre une épave et les autres bateaux au mouillage, nous jetons l’ancre là on ira au port demain matin à l’ouverture. C’est le moment de trinquer tous ensemble dans le cockpit demain la terre nous attend.