La maison close

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Je suis en Colombie au sud de Medellín et ce soir je dors dans un lieu un peu particulier.

C’était pas vraiment le plan initial de la journée.

Cette journée là, c’était un dimanche.

Je l’ai passé à rouler sur une belle route, scénique et asphaltée, qui serpente entre les fermes et les cultures de café dans une des plus belles partie de la Colombie, aux montagnes couvertes de verdure, vers les 1700 m d’altitude. La route fait un peu le yoyo mais tout tranquille, en longeant les crêtes et la vue est splendide. Bref, c’est le pied.

A midi je me suis fait ma première Bandeja Paisa (il était temps ^^). C’est le plat emblématique d’Antoquia la province de Medellín. Je vous laisse jeter un œil sur Google Image, le moins que l’on puisse dire c’est que ça tient au corps.

Dans l’après-midi la route commence à descendre et j’ai donc prévu d’en profiter pour pousser un peu plus loin au sud.

Mais le ciel se charge. De gros nuages d’orage sombres et menaçants sont en train de boucher complètement l’horizon.

Là je suis encore traumatisé de la veille, où je me suis fait, je crois, ma plus grosse frayeur de tout le voyage, surpris par un orage dans la montagne.

La foudre tombe déjà au loin et je sens des petites gouttes, celles qui te disent : « coucou toi dans 5 minutes c’est nos copines les grosses gouttes qui arrivent, tu fais quoi ? »

Je ne suis pas trop flippé quand même car la zone est bien peuplée, la route approche un village en contre-bas, au premier endroit à peu près accueillant (en Colombie ça veut dire pas trop barricadé derrière un mur de 3 m coiffé de barbelés) je m’arrête.

Il s’agit d’une cafétéria / boulangerie qui fait aussi parking sécurisé et lave auto sous un grand préau en taules, très haut.

Jorge le patron est à l’entrée et il m’accueille dans un français impeccable.

Forcément je suis un peu sur le cul, il me charrie :

« Avec ton drapeau français dans le dos, il faut pas t’étonner ! »

Passé les présentations, il m’invite à boire une bière avec lui, dans la petite salle de la cafétéria.

Sur les murs il y a des stickers avec des monuments de Paris et quelques silhouettes de femmes en ombre chinoise, et une déco un peu comme dans n’importe quel café colombien, à l’exception des références françaises.

Dans le fond de la pièce Rita, la quarantaine, s’occupe de la vente du pain et de pâtisseries derrière un comptoir en verre. Sa fille Lucia qui a la quinzaine l’accompagne ainsi que deux jeunes enfants.

(Je précise que je change tous les prénoms par respect pour leur vie privée.)

Dehors l’orage n’est pas encore tombé finalement, mais le ciel est toujours d’acier.

Nous discutons de mon voyage et Jorge me parle de sa vie, pourquoi il est parti en France pour fuir la guerre civile, les années sans-papiers là-bas et son retour ici, ça lui manquait.

Nous vidons une, puis deux bière, l’orage menace toujours.

Très naturellement il me propose de passer la nuit ici, sa maison est attenante au café. Je suis vraiment content, c’est la providence qui m’apporte un toit et un lit très confortable.

« Et puis ce soir c’est la fête ici ! »

Je monte le vélo et je dépose mes sacoches dans la chambre d’amis.

Je ne sais plus dire à quel moment j’ai compris la fonction du bar de Jorge, si c’est une allusion qu’il a faite, ou quand les filles sont arrivées pour se préparer.

Dans la petite salle de la cafétéria, à l’entrée, il y a une porte qui donne sur un couloir, et derrière, une grande salle tout en longueur avec au bord un bar rectangulaire, tout ce qu’il faut pour la musique, des tables et une déco un peu plus explicite.

Au fond de la salle une ambiance avec des rideaux  et un couloir qui mène vers  les chambres.

Les filles ne travaillent pas toujours au même endroit, elles vont de bar en bar et de village en village selon les soirées organisées. Elles louent l’utilisation des chambres pour chaque client.

Jorge a deux employés pour s’occuper du bar et de l’ambiance, Maria et un gars dont j’ai oublié le prénom (j’aurais pu l’inventer mais pour une fois je vais faire genre d’être honnête). Il y a aussi des gars pour garder le parking et l’entrée.

Je fais connaissance avec tout le monde, Rita et Lucia installent un brasero sous le préau pour faire des grillades plus tard pour les clients.

Nous remontons chez Jorge et nous mangeons des arepas, du riz et du steak avec Jorge, Rita, Lucia et les enfants. La nuit tombe tôt ici.

Jorge sort une boite de souvenirs et me parle plus de la France, des petits boulots merdiques au début, d’une reconduite à la frontière vers l’Espagne et puis progressivement sa petite entreprise qui tourne de mieux en mieux  et même très bien à force d’accepter les chantiers fatigants que les français ne veulent pas prendre.

Il restera de longues années comme cela sans papiers, sans pouvoir du coup retourner en Colombie sous peine d’y être coincé.

Les règlements de compte sanglants dans le village entre voisins et familles, des histoires qui résonnent malheureusement un peu partout en Colombie dès que l’on gratte un peu derrière le sourire et la bonne humeur des gens.

Des histoires qui me font penser que pendant les conflits, les meurtres isolés ou de masse, les « nettoyages » pour raisons politiques, religieuses, nationales et que sais je d’autres justifications très sérieuses, ces meurtres sont avant tout fait ou permis par des gens comme vous et moi. Par votre voisin qui vous apprécie pas trop et vous dénonce à telle ou telle milice, milice formée par des gens bien du coin. Les grandes théories il faut parfois les importer de loin, mais des mains pour faire la sale besogne on en trouve partout. Je m’égare un peu.

Jorge a eu un coup du sort, il a sauvé une maman et ses enfants de l’asphyxie en France, quand il y avait urgence et que les voisins ne bougeaient pas. Ça a magiquement vachement accéléré les démarches avec la préfecture et il a pu revoir la Colombie.

Maria qui tient le bar monte nous rejoindre, elle emballe de la cocaïne pour les clients de ce soir. Ce n’est pas un scoop, la cocaïne est partout en Colombie et consommée largement dans les boites de nuit, dans les bars.

Si tu as une tête de gringo, à peine débarqué, les petits dealers t’en proposent dans les rues touristiques de Carthagène, de Santa Marta, Medellín, …

C’est qu’il y a aussi certains touristes qui sont principalement là pour ça et ne s’en cachent même pas.

A Medellín, des agences aux goûts douteux proposent même des tours « culturels » pour visiter des laboratoires de production en dehors de la ville, et faire des espèces de pèlerinages nauséabonds dans les anciennes planques et villas luxueuses de Pablo Escobar.

Je me souviens aussi d’une session de prévention au Lycée : il fallait classer les drogues les plus courantes en 3 dimensions « toxicité », « addiction » et « puissance des effets ».

La cocaïne était tristement polyvalente.

En Colombie, elle se vend à un prix dérisoire, dans les 10 000 pesos soit à peine 3€ le gramme, en France comptez minimum 50€ le gramme. Vous voyez pourquoi ce trafic à l’export est si juteux.

En tout cas pour empaqueter des petits sachets de 1 gramme, y’a du boulot.

Les filles en proposent aux clients quand la soirée avance. Maria est un peu speed, elle aime bien en prendre elle aussi.

Nous redescendons au bar rectangulaire, les enceintes branchées sur le téléphone de Maria jouent de la musique et les gens commencent à arriver. Je reste au bar avec une bière, j’aime bien observer les gens et leurs manières.
De temps en temps je discute avec Maria ou un client qui vient reprendre un verre.

Personne ne me prête trop attention en fait, à part une proposition de plan à 3 et quelques relances au cas où me serait venue l’envie de « tester les femmes colombiennes ».

Le premier truc qui m’étonne c’est qu’il y a des hommes de tout âge qui fréquentent le bordel, de la vingtaine à la soixantaine. Des gros, des maigres, des beaux gosses en chemise. Vraiment de tout.

Je dis des hommes car réellement il n’y a quasi aucune femme, juste 2 venues en couple si je me souviens bien.

Ils viennent entre amis, prennent un verre au bar et s’installent à l’une des tables pour boire un coup, certains dansent et les filles viennent à leur rencontre, voilà rien d’extraordinaire pour un bar en somme.

A chaque table des discussions vont bon train et les gens s’ambiancent petit à petit au fil des verres.

Pendant la soirée je discute avec trois prostituées.

Dieula m’aborde pour que je lui offre une bière, elle doit se dire que le gringo est un client potentiel. Je détourne le sujet pour lui demander d’où elle vient et engager la discussion mais rapidement voyant que je ne présente pas trop d’intérêt elle se retourne et va vers une table dans la salle.

Helena a un large sourire et rigole beaucoup. Brune avec des traits plutôt du sud de l’Europe. Je lui donne dans les 35 ans. Un regard de quelqu’un de très pétillant, de quelqu’un qui irradie de l’énergie autour. C’est elle qui me détaille comment elles fonctionnent avec les autres filles, les rotations entre les bars, que ça fait beaucoup de temps de déplacement en dehors de la maison, ça fait plusieurs années qu’elle travaille comme ça et d’après elle ça lui va bien. Elle ne développe pas beaucoup plus car elle retourne dans la salle parler avec les clients.

Angela dégage une sensation d’infinie tristesse, elle a l’air d’être la plus jeune ici, et d’errer comme un fantôme entre les tables. Elle est menue et ne parle pas beaucoup, j’apprends uniquement qu’elle vient de Medellín et que ça ne fait pas tant de temps qu’elle fait ça. Elle me fait penser à Nathalie Portman dans Léon.

C’est la photo de cet instant, avec le cadrage du moment, accoudé au bar dans une salle un peu enfumée. Peut-être que demain c’est Angela qui aura la méga pêche et Helena qui se sentira triste à mourir,

A l’extérieur, l’orage a éclaté, la foudre tombe lourdement et la pluie résonne sur les taules du préau. Les plombs sautent, la musique se tait et les rires et discussions continuent a capella.

« Arriba los manos chicos !  » (« en haut les mains ») blague une fille quand la lumière revient.

Finalement, vers 1h les flics sont à l’entrée et demandent de terminer la soirée, parce qu’il y aurait eu un client avec un joint sur le parking. Mais bien sûr, tout le monde à les poches bourrées de cocaïne et tu t’inquiètes pour un bédo sous le préau ? Peut-être un différend entre Jorge et quelqu’un d’autre du village qui a l’influence pour faire bouger la police …

Tout le monde tire la tronche, les clients tout chauds qui vont rentrer à la maison la queue entre les jambes, les filles qui ont perdu leur soirée et Jorge, mais qui n’a pas l’air d’en faire un drame plus que ça, juste un peu blasé.

Je monte me coucher, au sec et dans un lit confortable, merci Jorge.

J’ai pas mal repensé à cette visite du bordel par la suite, en roulant. Que penser de la prostitution ?

Je pense que je suis en faveur de la légalisation de la prostitution.

Je vois cela un peu comme l’esclavage en fait.

Depuis bientôt 200 piges, les législateurs un peu partout on « aboli l’esclavage », ils ont déclaré que non c’est pas bien, nous interdisons ça sur la terre des hommes, à l’infini et au delà.

Mais dans la vraie vie, qu’est ce qui se passe ?

C’est quoi la différence entre un esclave dans une plantation de canne à sucre en Martinique anté-abolition, et un péon dans une plantation de canne à sucre au Pérou aujourd’hui qui reçoit à peine de quoi se payer un peu de bouffe et un toit de misère bricolé avec des matériaux de récup sur le bord de la route qui traverse la plantation ? Bon il n’est à priori plus trop fouetté pour passer les frustrations de son boss le propriétaire de la plantation, mais à part ça ?

Qu’est ce qui fait que l’esclavage perd ou gagne du terrain ? L’abolition dans les jolis textes de la nation ? Ou bien un droit du travail détaillé, débattu, qui évolue, et surtout contrôlé par une administration un minimum efficace ?

Pour la prostitution je crois que c’est pareil, on peut dire que c’est interdit et dire qu’on va pénaliser les clients. Et puis les trafics ont la belle vie en sous main et si les filles n’ont pas de bol le patron est un connard qui les exploite et les violente, ça tombe bien il n’y a aucune législation en la matière.

Ou bien on peut régulariser et bosser sur un droit du travail qui encadre l’activité et permet à celles et ceux qui en vivent de cotiser, d’être protégés et reconnus.

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